En soutien à l’école La Ferme des Enfants

Cette semaine, un groupe de La Croisée des Chemins est en voyage scolaire à La Ferme des Enfants, en Ardèche. Ce projet a été décidé en Assemblée d’école il y a plusieurs semaines et a été partiellement financé par la vente de biscuits alsaciens fabriqués dans notre cuisine pédagogique.

La Ferme des Enfants, c’est à l’origine une école primaire hors contrat, créée par Sophie Rabhi-Bouquet en 1999 sur la ferme de ses parents. Ses principales orientations sont le lien à la nature, la pédagogie Montessori et la bienveillance dans les relations. Puis en 2011, un collège a été ouvert.

Le lien entre nos deux écoles n’est pas nouveau, puisqu’un séjour y avait déjà été organisé en avril 2016 à l’occasion d’une « fête de la science » pendant toute une semaine. A cette période, l’équipe de La Ferme des Enfants était en pleine réflexion sur une transformation de leur projet en école démocratique. Ce changement avait eu lieu effectivement à la rentrée suivante.

Je voudrais saluer l’audace, l’ouverture d’esprit et la détermination de toutes les personnes qui ont contribué à cette mutation éducative d’une communauté d’environ 80 jeunes et d’une quinzaine d’adultes. Comme Sophie Rabhi-Bouquet l’explique dans un petit ouvrage i, il s’agissait d’un côté d’une évolution logique de la philosophie Montessori, face à l’observation du développement des enfants, qui empruntent des chemins beaucoup plus variés que la « progression » prescrite par les programmes de l’Éducation Nationale. Et d’un autre côté, donner la pleine liberté aux enfants du choix de leurs activités et de leurs apprentissages suppose beaucoup de confiance et de lâcher-prise de la part d’adultes – équipe pédagogique et parents – qui n’ont eux-mêmes connu pendant leur scolarité que des enseignements obligatoires sanctionnés par des contrôles de connaissance…

Innover, se remettre en question, transformer ses pratiques pour mieux répondre aux besoins des enfants et aussi pour plus de cohérence avec une éthique : je crois que le système scolaire a besoin d’une telle dynamique créative pour contribuer à la nécessaire transition sociale et écologique de toute la société – un défi sans précédent pour l’espèce humaine ii. Mais la réalité institutionnelle et politique de l’Éducation Nationale limite fortement l’émergence en son sein de telles solutions locales, portées collectivement iii.

Au lieu de se plaindre et d’attendre que le changement vienne d’en haut, des citoyens s’engagent donc pour créer des écoles indépendantes. De nombreux groupes de parents et de professionnels se créent partout en France pour offrir d’autres possibilités aux enfants qui ne « rentrent pas dans le moule ». Bien peu parviennent à réunir toutes les conditions requises pour ouvrir une école iv. Et très rares sont les écoles qui parviennent à se développer et à durer 20 ans comme la Ferme des Enfants.

Dans ce contexte, j’exprime mon soutien et ma solidarité envers Sophie Rabhi qui a dû se défendre, en tant que responsable légale de l’école, d’une plainte pour « travail dissimulé et licenciement abusif », devant les Prud’hommes le 6 novembre dernier. Cette plainte a été déposée par 2 anciens bénévoles et 1 ancien prestataire, devenus hostiles envers l’école v. Nous avons eu connaissance de cette information très récemment.

Je me sens concerné car à plusieurs reprises depuis 2014, nous avons vécu à La Croisée des Chemins des situations conflictuelles avec des membres bénévoles ou salariés : l’expérience nous a enseigné que c’est inévitable dans tout projet collectif, même si les personnes sont toutes au départ de bonne volonté.

Je rappelle aux personnes qui peuvent être questionnées par cette actualité judiciaire que :

1. N’importe quel responsable d’une activité entrepreneuriale ou associative est susceptible d’être attaqué devant les Prud’hommes.

2. Cette personne est présumée innocente tant qu’un jugement n’a pas été prononcé sur la base de faits précis et des limites formellement définies par la loi et la jurisprudence.

3. Les personnes portant plainte ne sont pas nécessairement des victimes de la personne qu’elles accusent : c’est d’ailleurs pour le déterminer qu’il existe un système judiciaire !

4. Dans certains cas, ce sont les plaignants qui sont en faute : la dénonciation calomnieuse est d’ailleurs punie selon les termes de l’article 226-10 du code pénal.

Sur le fond, l’accusation portée envers cette école hors contrat de recourir abusivement à la contribution de personnes bénévoles me semble occulter les faits suivants :

– Une personne bénévole s’engage de son plein gré et peut décider librement de remettre en question son engagement à tout moment. Elle n’est pas soumise à la subordination qu’instaure le contrat de travail.

– Ce type d’école, loin d’être lucratif, remplit une mission de service public vi tout en étant privé de financements publics. Elle ne peut donc exister sans l’engagement désintéressé de nombreuses personnes, chacune sur une durée limitée pour des raisons économiques. En effet, si tout le travail nécessaire à l’existence de telles écoles était salarié dans les mêmes conditions que l’Éducation Nationale, soit les frais de scolarité seraient totalement inabordables, soit elles seraient dépendantes de sponsors et mécènes fortunés.

– Cette situation n’est pas de la responsabilité des associations gérant les écoles et de leur dirigeants : elle est le fruit de décisions politiques passées et de tous ceux qui les soutiennent ou s’en accommodent (c’est-à-dire vraiment beaucoup de gens !).

– Enfin, La Ferme des Enfants tout comme la Croisée des Chemins sont des organisations évolutives qui pratiquent un mode de gouvernance où le pouvoir de décision est partagé collectivement. Des processus explicites sont suivis afin de garantir l’équivalence entre les membres. vii Rien de comparable n’existe dans les établissements de l’Éducation Nationale. L’essentiel des décisions étant en effet centralisé au niveau du pouvoir exécutif et de l’administration, les « agents » (comme on les appelle) ont très peu d’influence sur le contenu et les conditions de leur travail.

Pour conclure cet article, je voudrais vous soumettre mes observations et pensées suivantes :

  • Les innovateurs dérangent, surtout quand il s’agit de remettre en question certaines de nos croyances les mieux ancrées, par exemple sur l’enfance et sur l’école. Changer de paradigme est par nature un processus conflictuel et inconfortable.

  • Les écoles innovantes suscitent des attentes très fortes de la part de personnes qui réagissent à leur souffrance vécue en tant qu’enfant dans leur famille, à l’école, et cherchent d’une certaine manière à en sortir, ou à obtenir réparation. La question des effets des violences éducatives, occultées par un fort déni culturel, sur notre vie adulte mérite d’être abordée, tout en laissant à chacun une pleine responsabilité dans son propre cheminement.

  • Apprendre et créer quelque chose de nouveau suppose de faire des erreurs, puis d’en prendre conscience. Il faut se « planter » pour « pousser ». Assumer de voir ses propres limites et contradictions, accepter de faire les choses simplement de son mieux, s’ouvrir au point de vue d’autrui, peut nous aider à vivre dans cette époque de confusion et d’incertitudes.

Thomas Marshall, directeur de l’école La Croisée des Chemins (Dijon)

i.  Sophie Rabhi-Bouquet, Apprendre dans une école démocratique girafe – La confiance au cœur du vivre ensemble, éditions l’Instant Présent, 2018, p. 25.

ii.  Ce n’est pas une simple opinion : sur la base d’une synthèse de toutes les données scientifiques disponibles, le Groupement Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) alerte dans un Rapport Spécial publié en 2018 sur la nécessité de réduire au niveau mondial les émissions de gaz à effet de serre de 45 % d’ici 2030 (par rapport au niveau de 2010) et d’atteindre un bilan carbone neutre pour les activités humaines en 2050 – afin d’éviter les conséquences dramatiques et irréversibles au niveau mondial de la poursuite des tendances actuelles.

Un article de Libération : https://www.liberation.fr/planete/2018/10/07/le-rapport-glacant-du-giec_1683840

Le communiqué de presse du GIEC : https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2018/11/pr_181008_P48_spm_fr.pdf

Un rapport publié le 26 novembre 2019 par l’ONU souligne que les émissions de gaz à effet de serre devront baisser de 7,6 % par an entre 2020 et 2030. « Il ressort clairement que des changements progressifs ne seront pas suffisants [et que] des efforts sans précédent seront nécessaires pour transformer les sociétés, les économies, les infrastructures et les institutions de gouvernance » insistent les experts, convaincus de la nécessité de « modifier profondément les valeurs, les normes, la culture de consommation » et notre « vision du monde » (cité par le journal La Croix du 27/11/2019, p. 7)

iii.  Très peu d’établissements publics innovants et expérimentaux existent à ce jour : cf www.fespi.fr
Par ailleurs, il peut exister des initiatives locales, dont la pérennité dépend uniquement de l’engagement de leurs initiateurs : équipe enseignante, Maire – comme par exemple à Blanquefort dans le Lot-et-Garonne où un projet inspiré de la pédagogie Montessori (adapté pour se conformer aux programmes) a permis d’attirer de nouveaux habitants et de maintenir l’école publique du village. La demande est telle qu’il existe des listes d’attentes pour les locations et ventes immobilières. L’inspecteur de l’Éducation Nationale estime que les « enseignantes font un excellent travail » mais déplore : « Parler d’école Montessori, c’est un affichage municipal [qui peut] mettre en concurrence les écoles publiques, or l’éducation nationale n’a rien à vendre ! » (La Croix L’Hebdo, n°41554 – 9 et 10 novembre 2019, p. 30)

iv.  L’obstacle principal n’est pas légal : la liberté de l’enseignement est un principe constitutionnel ; mais en pratique, il s’agit de projets économiquement incertains, sans aucun financement public, qui supposent des locaux aux normes des Établissements Recevant du Public (ERP) – normes encore non respectées dans beaucoup de lieux, y compris des écoles publiques, pour ce qui est de l’accessibilité aux personnes ayant un handicap, car elles supposent des travaux coûteux.

vi.  En particulier parce qu’il s’agit souvent du seul recours pour des enfants en souffrance dans le système scolaire, en dehors de l’instruction en famille qui est un choix très exigeant. Cette souffrance peut conduire à la phobie scolaire.
Mme Alexandre-Bailly, alors Rectrice de l’Académie de Dijon, avait exprimé de manière très sincère, lors d’un rendez-vous avec Fleur Mathet et moi le 23 mai 2018, être concernée par notre travail avec des jeunes dont les besoins n’étaient pas ou mal pris en compte dans le système scolaire. Mais le cadre réglementaire et administratif n’a permis de donner suite concrète à aucune de ses propositions : en dehors du statut d’école privée sous contrat, incompatible avec la liberté d’apprentissage, rien !

vii.  Ce type de gouvernance appliqué en contexte scolaire est présenté dans le film documentaire « School Circles » disponible en vidéo à la demande, à travers l’exemple de plusieurs écoles démocratiques aux Pays-Bas :  http://www.wonderingschool.org